- Pourriez-vous nous parler de vos rencontres avec Yvonne Loriod puis Olivier Messiaen et en
quoi elles ont été décisives pour votre carrière de compositeur et
d’interprète ?
Michaël Lévinas:
Ma rencontre avec Olivier Messiaen était inscrite pour moi dans mon devenir
musical dès mon plus jeune âge car j’avais deviné, avant de l’entendre, quelque
chose de l’univers musical de sa musique et son immensité. Cela
s’inscrivait comme une nécessité et une certaine synthèse historique du XX e siècle.
Je me souviens encore comment enfant, accompagnant mon père chez le
philosophe Jean Wahl à proximité de la gare St Lazare, celui-ci nous
disait : allez à la Trinité écouter un créateur magicien des sons…
Yvonne Loriod était une ancienne élève de mon premier maître ; le
pianiste Lazare Levy qui avait une grande admiration pour elle.
Elle avait participé à de nombreux jurys notamment celui de mon entrée en
classe de piano au CNSMDP.
C’est donc tout naturellement qu’après l’obtention de ce qui était à
l’époque le premier prix de piano et la fin de mes études d’écriture, je suis
devenu élève en classe de composition d’Olivier Messiaen et en 3e cycle
de piano d’Yvonne Loriod.
La rencontre avec ces
deux immenses personnalités ne s’est pas faite sans un temps d’adaptation. La
puissance artistique de ces enseignants était vertigineuse et c’était la fin en
quelque sorte d’un enseignement plus scolaire.
Festival Messiaen:
- Témoin et acteur d’enjeux majeurs de la création musicale, vous avez
dirigé et présidé l’ensemble l’Itinéraire fondateur du courant spectral.
Quels enseignements avez-vous tirés de cette expérience ?
Michaël Lévinas:
Je ne peux vraiment en parler que comme un passé très lointain.
Dès sa création j’ai bien senti qu’à l’Itinéraire il se passait quelque
chose d’essentiel et c’est bien là que se sont définis les enjeux de la musique
spectrale.
J’y ai vécu aussi les limites d’un mouvement collectif et celui des
fractures humaines nécessitées par l’irréductible singularité de tout créateur.
Cela a été une très belle aventure mais elle est liée à
un temps très ancien , celui de certaines certitudes que je n’ai jamais tout à
fait partagées : la foi dans la corrélation entre progrès de la technique
et création musicale, les certitudes formalistes de la relation entre micro et
macro structure (avatar du dogme
sériel dans la musique spectrale) et l’exigence de démontrer dans une forme le
cheminement de ce que l’on appelle aujourd’hui dans un académisme néo spectral
« le processus compositionnel ».
Il me reste aussi de l’expérience de la direction de l’itinéraire le vécu
d’une mutation majeure, celle de la place sociale de la création et du
prévisible dégagement de l’Etat en tant que mécène principal. Il n’empêche que
je ressens une grande fierté d’avoir participé à cet évènement majeur de la création
musicale et à la naissance de vrais chefs d’œuvre. Il est certain que dans la
création musicale de la fin du XXème siècle l’itinéraire a changé le cours des
choses quelques soient les préoccupations des nouvelles générations de
créateurs.
Festival Messiaen:
- Pourriez-vous nous parler de l’œuvre que vous composez actuellement et qui
sera interprétée le samedi 2 août 2014 au festival Messiaen au pays de la
Meije ?
Michaël Lévinas:
Le piano a toujours été
pour moi un monde sonore initiateur de l’imaginaire. J’ai aimé depuis
ma plus tendre enfance aller écouter le son près de la caisse de résonnance et
je rêvais alors d’espaces infinis ou des ogives gothiques, ce que je désigne du
nom de piano-espace.
Le clavier est la plus vieille interface de l’histoire européenne avec ces
touches à deux niveaux si adaptées à la main et à la virtuosité.
Le piano moderne est entièrement structuré sur le tempérament égal mais si
on veut bien écouter chaque son du piano il est possible de percevoir la
structure de l’enveloppe qui imprime une sorte de désinence.
Après avoir écrit dans les années 80
le concerto pour un piano-espace je me suis mis à travailler sur
des polyphonies d’échelles micro-intervalliques
entre plusieurs pianos accordés à des tempéraments différents, provoquant des
battements et un sentiment de vocalité du son.
C’est ce que l’on peut entendre dans différentes pièces des
années çà ; notamment dans rebonds
1992, Par-delà (1994), mon opéra Gogol (1996)
Certes le tempérament égal du piano implique une échelle chromatique. J’appelle
cela des invariants.
Dans la pièce qui sera
créée à la Meije, j’ai réalisé une polyphonie entre un piano acoustique et deux
claviers midi félies à l’ordinateur et un échantillonneur utilisant un logiciel
micro-ton
Ayant grâce à l’informatique sculpté les désinences naturelles des sons de
piano échantillonnés, accentué les transitoires d’attaques de l’instrument et
les harmoniques, ayant créé des échelles qui se dé -tempèrent progressivement, j’ai écrit une partition
constituée par des superpositions très complexes entre le piano acoustique et
les multiples pianos échantillonnés joués sur deux claviers midis ;
Il en résulte des grilles d’accords arpégés
qui évoluent par micro
glissements entre les deux
claviéristes.
Ce qui est profondément
instrumental pour moi dans cette pièce, c’est la composition avec des
invariants, des hauteurs fixées qui permettent un retour, de par la
stabilisation abstraite des hauteurs (comme dans le clavier bien tempéré), à la
notation et donc à une écriture qui
puisse être transmise par le signe, symbole musical, à l’interprète.
Les modes de jeux instrumentaux de cette pièce peuvent rappeler à la fois
les techniques de l’orgue et les glissements du jazz.
Les accords sont sculptés et parfois tordus au cœur même de la résonnance
et du spectre. Cela m’évoque aussi un la
peinture de Dali mais ce n’est ni mon inspiration ni ma référence.
Festival Messiaen:
- Vous interprétez cette année au festival en duo avec votre collègue
Jean-Luc Plouvier les « Visions de
l’Amen » pour deux pianos, composées en 1943 par Olivier Messiaen. Le
choix de cette œuvre est-il personnel ? Si oui pour quelles raisons ?
Michaël Lévinas:
Il y aurait quelques
risques de tomber dans l’évidence à vous dire l’importance que j’attache à
l’ineffable poésie de cette œuvre ! Il y a pour moi plusieurs raisons plus techniques au choix de cette
œuvre et elles se situent au cœur des préoccupations musicales aujourd’hui. J’évoquerai bien sur le sentiment d’espace
métaphysique accentué par les deux pianos et les superpositions modales. Les pianos constituant des cloches aux spectres complexes.
Mais il y a une autre dimension qui oblige à une extrême vigilance et les
tenants du pseudo retour à la tonalité devraient davantage conceptualiser
l’histoire de la tonalité et le principe des « altérations à la
clef… »
L’écriture harmonique de Messiaen est un dialogue complexe avec la
tonalité, ses conséquences pour la temporalité d’une forme. Il y a dans le manuscrit des « Visions
de l’Amen » les traces de balises tonales que Messiaen a ensuite occulté.
Le lien établi par les modes à transpositions limitées de Messiaen avec le
spectre harmonique n’exclut pas la mémoire des hiérarchies tonales et le
principe de l’altération. Les échelles s’altèrent progressivement…
Je suis certain que dans
sa quête de l’émerveillement Messiaen n’a cessé d’entretenir un dialogue avec
les grilles harmoniques du système tonal et les éblouissements modulants et
magiques.
Messiaen n’a jamais renié l’importance de Gabriel Fauré .
L’altération, c’est un archétype fondamental qui structure la forme.
Il est certain que l’on retrouve cette loi de l’altération de l’échelle non
seulement dans le système tonal mais aussi chez Debussy, Bartók, Ligeti et…
Messiaen une généalogie assez secrète ! Vous comprendrez donc que ce
principe de l’altération est important pour moi et qui marque mon écriture dans
mes œuvres depuis les années 2000 quand j’ai revisité la relation entre
spectres et échelles sous l’influence de Ligeti et les polyphonies paradoxales,
les échelles d’Escher (ouverture de mon
opéra « les Nègres » (2004) et les lettres enlacées (2000)
On retrouvera ces principes d’altérations dans la pièce qui sera créée à La Meije. Les
mouvements harmoniques et les échelles altérées évoluent comme un mouvement de
doppler
Par-delà mon immense de plaisir d’interprète à jouer ce chef d’œuvre de
Messiaen à la Meije cette réception
technique de l’œuvre explique notamment cette référence dans le programme aux
« Visions de l’Amen »
Festival Messiaen:
Auriez-vous une anecdote à nous donner sur la relation que vous
entreteniez avec Olivier Messiaen, en tant que professeur ou en tant
qu’homme ?
Michaël Lévinas:
Un moment de ma vie musicale de compositeur a été déterminant. Le jour où
je suis rentré en classe de composition au CNSMDP de Directeur Raymond Gallois
Montbrun m’a appelé salle Fauré avant la proclamation des résultats.
Se tenaient à la table les deux grands créateurs André Jolivet et Olivier
Messiaen.
Voilà mon cher ami, me disait le Directeur, vous êtes admis mais il n’y a
pas de place chez Messiaen. Acceptez-vous d’aller chez Jolivet ; Un
étudiant est souvent un animal assez cruel pour l’enseignant !
Certes j’admirais beaucoup Jolivet, mais j’entendais dans mon oreille
intérieure les sonorités alchimiques des résonnances contractées, le miracle du
magicien de l’église de la Trinité. Mon devenir musical devait me mener dans sa
classe et nul par ailleurs. J’ai utilisé tout le tact possible pour expliquer
qu’étant élève en piano d’Yvonne Loriod en 3e cycle je me devais une
complémentarité entre le pianiste et le compositeur et que la logique voulait
que je rentre chez Messiaen.
Il fut décidé que je ne rentrerai sans être affecté à une classe et c’est
seulement deux mois plus tard que mon entrée officielle dans la classe de
Messiaen fut confirmée.
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